>> 02/03/2024 / Trompeloup !

 

Trompeloup, c’est le nom d’une île, engloutie par la tempête en décembre 2014 (photo), au cœur de l’estuaire de la Gironde.

Rive droite, la centrale nucléaire du Blayais.

Rive gauche, Pauillac, capitale mondiale des vins du Médoc, « la terre que nous envie la Terre entière ».

Deux richesses hors normes.

Celle de l’atome, publique, graal de tout élu local.

Celle des grands châteaux viticoles, privée, fleuron du luxe à la française.

Mais pas de ruissellement.

Ici, on parle de « couloir de la pauvreté ». On est au cœur du vote front national.

Côté atome, les élus locaux se mobilisent avec zèle pour accueillir les futurs EPR2 qui, cette fois c’est sûr, vont produire richesse et emploi.

Coté vin, François Pinault se vante d’avoir acheté Château Latour en moins d’une semaine, sans même en avoir jamais foulé le sol. L’économie du luxe est mondialisée, prédatrice, faite de lobbying des alcooliers, d’omerta sur les pesticides, d’esclavage moderne, de richesses indécentes dont les communes et les populations ne voient jamais la couleur.

Trompeloup c’est le lazaret et les bateaux en quarantaine qui, au XIXe, protégeaient Bordeaux des maladies venues par la mer.

Trompeloup c’est le traumatisme de la Shell qui dans les années quatre-vingts, a laissé trois cents salariés sur le carreau.

Trompeloup c’est le mirage Airbus A380, quand les bateaux venus de Hambourg transféraient leurs cargaisons sur des barges pour les acheminer jusqu’à Langon, avant qu’elles ne prennent la route de nuit pour Toulouse.

Trompeloup c’est aujourd’hui encore, le rêve d’un nouvel Eldorado, l’œnotourisme. Les grands paquebots – ceux dont Bordeaux ne veut plus, trop gros, trop polluants – vont accoster et faire déferler les touristes du monde entier, les poches emplies de dollars.

Pauillac se fait belle pour y croire, une fois encore.

De leur balcon perché à soixante mètres de haut les croisiéristes ne verront pas l’île de Trompeloup mais les réacteurs nucléaires de Braud-et-Saint-Louis. Les pilules d’iode, les consignes de mise à l’abri et d’évacuation qui leur seront distribuées avant d’aller visiter Lafite-Rothschild, Latour, Mouton-Rothschild, Margaux… pourraient bien mettre fin au jeu de dupes.

On se préoccupera alors enfin de tous ceux qui dans ce territoire, luttent contre ce qui le tue.

 

Alain Chiaradia

 

voir :

Des milliers d’emplois

Les paquebots on y croit

La vigne a contribué à l’appauvrissement de ce territoire

Vendanges : squats et marchands de sommeil

La face cachée des châteaux du Bordelais

 

 

>> 30-03-2023 / Les métiers d'art n'ont pas de chance

 

Les métiers d’art n’ont pas de chance. Ce n’est plus le Roi qui se préoccupe de leur sort mais l’État et les collectivités publiques. Et ce qui avait bien commencé s’est depuis étiolé.

 

Ce sont les commandes royales qui ont fait leur essor et leur rayonnement mondial. Au lendemain de la Révolution, la République naissante l’avait bien compris et savait qu’il fallait prendre le relais. Elle donna à l’État et aux collectivités les moyens de les soutenir, par la commande publique. Ce que beaucoup font aujourd’hui mine d’ignorer.

 

Les Journées européennes des métiers d’art le rappelleront peut-être. Avec leurs milliers d’événements organisés partout en France et en Europe, elles seront l’occasion de visiter ateliers, manufactures, musées, centres de formations et entreprises, à la rencontre de savoir-faire et talents exceptionnels. Et de nous émerveiller face à ceux qui « subliment le quotidien ».

 

La Nouvelle-Aquitaine est à l’honneur de cette 17e édition. Elle dévoile ses innombrables richesses et profite de l’occasion pour afficher son volontarisme à faire émerger une filière « cuir, luxe, textile et métiers d’arts ». Elle s’inscrit dans l’air du temps, où l’on a conscience que les métiers d’art ne sont pas seulement un enjeu patrimonial mais bien une richesse économique. Il est désormais « indispensable de concevoir une véritable politique publique en faveur de ces pépites entrepreneuriales qui font la richesse de nos territoires » (Rapport d'information)

 

Dans les faits, les propositions sont encore timides. Et si la collectivité reconnaît les métiers d’art, les promeut, les accompagne dans leur développement, dans la participation à des salons, dans la transition numérique et la transition écologique, elle se refuse encore à passer commande. Elle a beau savoir ce que son patrimoine immobilier doit aux peintres, tailleurs de pierre, décorateurs, sculpteurs, tapissiers, mosaïstes, céramistes, ferronniers, fondeurs, verriers, fontainiers, marbriers, rocailleurs, ardoisiers, miroitiers, vitraillistes, émailleurs, graveurs, doreurs, marqueteurs, lapidaires… elle les tient à distance de son plan Lycées et de ses 2,6 milliards d’euros d’investissement. Son refus têtu d’activer la commande publique artistique ou l’obligation de décoration des bâtiments publics en dit long sur le décalage qui subsiste entre le discours et les actes.

 

Difficile pourtant de lui jeter la pierre tant l’État fait preuve de laxisme à l’égard des politiques qu’il a lui-même mises en place (obligation du 1 % artistique notamment), tant la commande publique n’a plus bonne presse.

 

Peu de voix se sont élevées pour défendre la volonté du président de la République de renouveler la vaisselle de l’Élysée. Personne pour rappeler avec suffisamment de conviction que les cinq cents mille euros qu’a coûté le service commandé relevaient du fonctionnement de la Manufacture de Sèvres – ancienne manufacture royale devenue établissement public –, dont la raison d’être est l’excellence des 120 céramistes qui y exercent.

 

À mélanger fait du prince, luxe, soutien à l’économie on en oublie que ce qui fait la force des métiers d’art, c’est l’art et le soutien public qui lui est accordé. Pas de luthier sans école de musique ou sans opéra. Le problème est profond.

En rappelant que nous étions « le pays qui a historiquement intégré les métiers d’art dans une logique très ambitieuse de commande publique », la ministre de la culture Rima Abdul Malak laisse planer l’espoir que le plan de soutien qu’elle prépare reviendra sur un impensé qui fait des métiers d’art les cocus de la commande publique.

 

 

Suzanne Treister, Bordeaux

>> 20-01-2023 / Le vert est dans l’art

 

Il y a quelques années, lorsqu’on traversait Luxey au petit matin, juste après les soirées du festival Musicalarue, il fallait beaucoup d’optimisme pour penser que le tapis de verres, bouteilles et détritus qui jonchaient le sol du petit village landais pourrait disparaître avant que les festivaliers ne retrouvent les joies de la fête. La magie opérait pourtant. Sans se douter qu’une armée de bénévoles s’était activée pour rendre au village tout son lustre, l’amateur de musique revenait avec envie chaque soir, faire la fête sans qu’on lui « prenne la tête ».

 

À quelques kilomètres de là, à Uzeste, la fête battait aussi son plein. Pas moins excessive, sans offrir pour autant, au matin, le spectacle désolant du voisin landais. Mais quand les collectivités commencèrent à conditionner le soutien aux manifestations culturelles au respect de cahiers des charges excogités par de zélés technocrates du développement durable, on dut ici aussi se montrer écoresponsable et se résoudre à servir la bière - et le Sauternes - dans des gobelets en plastique recyclé. Comme partout. Personne à l’époque pour prêter attention au maître des lieux, l’artiste musicien Bernard Lubat, lorsqu'il essayait de ramener le problème à sa source : « De quoi les musiques qui se jouent à Uzeste sont-elles le nom ? », « De quoi les musiques qui se jouent à Luxey sont-elles le nom ? »

Un coup de peinture a finalement suffi pour que la plupart des manifestations s’auto-labellisent vertes. On peut aujourd'hui boire sa bière bio dans un gobelet estampillé, en continuant à s’étourdir en masse devant des méga-scènes, en s’extasiant devant les « 70 semi-remorques, 4 grues, 24 élévateurs, 1 400 panneaux LED, 258 tonnes et 900 techniciens... » du dernier concert d’Indochine à Bordeaux.

 

Lorsque l’artiste britannique Suzanne Treister peint en vert l’œuvre monumentale qu’elle vient de réaliser sur les berges de Garonne, elle ne répond pas à une injonction de la mairie écologiste bordelaise. Elle décline un propos sur la fragilité d’une ville dont la survie tient à sa maîtrise des eaux, celles du fleuve, du sous-sol, du ciel. Le puits qu’elle a creusé au cœur d’une « bibliothèque sur la technique » vient rappeler que Bordeaux a beaucoup investi pour s’en protéger, dans une infrastructure dont l’acronyme RAMSES (Régulation de l’Assainissement par Mesures et Supervision des Équipements et Stations) dit bien la dimension pharaonique : 228 bassins de rétention, 165 stations de pompage, des kilomètres de conduites forcées, collecteurs immenses, réservoirs enterrés, capteurs, pluviomètres, alertes… le tout piloté en temps réel depuis un centre de télé-contrôle puissamment informatisé et branché sur la météo.

 

Savoir si Suzanne Treister a utilisé des matériaux naturels, recyclables, durables, biodégradables, issus de circuits courts, savoir si elle a limité ses aller-retour Londres-Bordeaux, si les artisans et ouvriers qui ont travaillé sur le projet ont eu un comportement éco-responsable, si l’éclairage est basse consommation et éteint la nuit, a peu d’intérêt.

 

Les plus verts d’entre tous ne sont ni les artistes ni le monde de la culture. Les champions hors catégorie sont Total (« Nous nous engageons à respecter l’environnement »), Saint-Gobain (multinationale de la construction qui a « l’ambition sans cesse renouvelée d'unir toujours mieux l'humanité et la nature pour le bien commun »), Safran (constructeur d’avions et d’armement pour qui « le défi climatique est la priorité absolue de la feuille de route technologique »), LISEA (constructeur de la LGV, qui fait de la préservation de l’environnement une de ses valeurs fondamentales). Ils ont vidé les mots de leur sens, avec des moyens de communication hors normes, annihilé la possibilité de débattre, tout autant que le « en même temps » politique auquel nous avons fini par nous habituer.

 

L’œuvre de Suzanne Treister n’est pas écologique parce qu’elle est verte mais parce qu’elle nous rappelle que le under control qui garantit notre sécurité est illusoire. Une défaillance – technique ou humaine – et l’eau monterait, déborderait du puits, noierait la bibliothèque et la ville. Les pages de l’historien, sociologue et théologien bordelais Jacques Ellul à qui elle rend hommage, guère prophète en son pays, flotteraient alors dans les rues, comme un rappel de ce que nous n’avons pas su lire.

 

Il nous avait alerté. En appelant à se méfier d’une technique donnant l’illusion de pouvoir s’affranchir de notre dépendance à la nature[1], il avait inspiré l’écologie politique. À l’heure du changement climatique, des inondations et des pénuries d’eau, il est bienvenu qu’une œuvre d’artiste vienne nous le rappeler. Il est bienvenu aussi qu’une collectivité, Bordeaux Métropole en l’occurrence, finance un travail critique sur les choix qu’elle a faits. Pas de débat sans cela. Son intention initiale n’allait surement pas jusqu’à l’autocritique mais il est quand même savoureux de tourner autour du Puits en lisant ces mots de Jacques Ellul : « La technique ne supporte pas qu’on la juge. C’est-à-dire les techniciens ne supportent pas qu’on pose un jugement éthique, moral sur ce qu’ils font. Et pourtant, porter des jugements éthiques, des jugements moraux, des jugements spirituels, c’était ça la plus haute liberté de l’homme. »

 

Les écologistes bordelais ont tenté d’user de cette liberté pour faire évoluer le fonctionnement d’une Métropole qu’ils jugent inféodée à une technocratie de réseaux – transport, eau, assainissement… –, pilotée par une assemblée de maires attachés à ne rien lâcher de leur pouvoir municipal. Chacun peut faire ce qu’il veut chez lui sous réserve qu’il vote les grands chantiers métropolitains. Au besoin, les caisses bien remplies de la collectivité permettent d’acheter les votes à coup de stations de tramway, d’équipements sportifs ou culturels, de programmes de rénovation urbaine. On est loin d’une gouvernance à la hauteur d’une métropole bientôt millionnaire en habitants. Mais les écologistes n’ont rien pu faire. Ils ont même renoncé.

 

Les artistes ont-ils plus de pouvoir de persuasion que les politiques ? Difficile de leur poser la question. Depuis le XVIe siècle, le vert leur porterait malheur (la faute aux accidents causés par la toxicité de la peinture verte utilisée pour les costumes de scène et à Molière, vêtu de vert le jour de sa mort). Les œuvres qu’ils ont réalisées pour la Métropole parlent pour eux, heureusement. Quand leur écologie s’entend au sens d’« étude des interactions entre les êtres vivants et leurs milieux».

 

Le Lion de la place Stalingrad n’est-il pas écologique quand il questionne les rapports dominés/dominants entre les habitants de la rive gauche et ceux de la rive droite de la Garonne ? Pantalon de jogging et mocassins à pampilles n’est-il pas écologique quand il porte un regard tendre et amusé sur les CSP+ d’une ville de Mérignac en mal d’identité ? La Grande Lumière du Sud-Ouest n’est-elle pas écologique quand elle traduit, rue Lénine à Bègles, les traumatismes d’un quartier qui a tant donné à la Résistance et que Bordeaux n’a jamais voulu reconnaître ? La Maison aux personnages n’est-elle pas écologique quand ses locataires s’inventent les environnements dont ils ont besoin pour survivre au monde qui les entoure ? La réponse parait plus évidente quand les œuvres prennent forme de fontaines fleuries à Bacalan, ou lorsque Suzanne Lafont dévoile Nouvelles espèces de compagnie. Roman, une série photographique consacrée aux « mauvaises herbes » de la métropole Bordelaise, entre relevé botanique et vision artistique d’un règne végétal déréglé par l’homme. Présentée pendant plusieurs mois au musée des Beaux-Arts de Bordeaux, l’exposition a fait l’objet d’un beau, long et patient travail de sensibilisation mené en collaboration avec la Bibliothèque municipale et le Conservatoire botanique à destination des Bordelais et des enfants des écoles. Dans ce cas comme dans tous les autres le temps seul dira si l’œuvre a eu un impact sur la conscience écologique de ceux qui l’ont fréquentée. Il faudrait être capable d’évaluer, dans plusieurs années, si les enfants qui l’ont découverte, devenus adultes, ont des comportements et prennent des décisions qui s’en ressentent.

 

Le Puits de Suzanne Treister est le dernier élément des Vaisseaux de Bordeaux, une œuvre en triptyque composée, en sus, du Vaisseau spatial (la fameuse soucoupe volante) sortant des eaux des Bassins à flots de Bordeaux et d’une Bibliothèque de science-fiction installée dans le Grand Équatorial de l’Observatoire de Floirac, pour lire en regardant les étoiles. Soit un large questionnement sur la technique et les technologies, sur les usages que nous en faisons et les mondes que nous nous inventons. Pour savoir si c’est écologique il faudra patienter et si possible, mettre l’œuvre à contribution.

 

L’injonction faite à l’art d’être écologique nous fait oublier qu’il y a peut-être autant d’écologie dans le Monument vivant de Biron que dans Ice Watch, dans La classe ouvrière c’est pas du cinéma organisé par Espace Marx que dans le Climax festival organisé par Darwin. L’écologie nous invite à regarder l’art d’un autre œil, à revisiter ce que la poésie, la littérature, le cinéma, le théâtre montrent et disent du monde dans lequel nous vivons, au risque de prendre une claque à la hauteur de notre cécité.

 

À l’instar des scientifiques, les artistes qui ont alerté sur la catastrophe climatique en cours ont été politiquement inaudibles. C’est avec une égale amertume qu’on évoque Joseph Beuys qui voulait « donner l'alarme contre toutes les forces qui détruisent la nature et la vie » en plantant 7 000 chênes à la Documenta de Kassel en 1982, et cet entretien où Haroun Tazieff, en 1979, alertait sur le réchauffement dû aux dégagements de CO2 et voyait son propos qualifié de baratin par le commandant Cousteau.

 

En plus de porter malheur aux comédiens, le vert était une couleur instable, changeante, qui se délavait. Il fut associé aux esprits changeants, à tout ce qui ne dure pas : l’enfance, l’amour, la chance, la fortune, le hasard, le jeu… ou aux choses inquiétantes : les extraterrestres, les démons et sorcières, Judas qui portait une robe jaune et vert. Suzanne Treister a beaucoup d’humour. Elle sait que « les œuvres d’art ne sont pas fabriquées pour les hommes, mais pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels, au va-et-vient des générations »[2]. Elle sait aussi qu’avant que son Puits ne perde sa couleur verte, nous devrons avoir trouvé les moyens d’un avenir plus rose.

 

Alain Chiaradia

 

[1] La technique ou l’enjeu du siècle, Jacques Ellul, 1954

[2] Hannah Arrendt, La Crise de la culture

 

 

1% artistique, Felletin, école régionale du patrimoine nouvelle aquitaine

>> 28-11-2022 / École régionale du patrimoine

 

« J’ai été le premier à appeler Anne Hidalgo pour lui dire qu’on pouvait refaire la charpente de Notre-Dame » a dit Alain Rousset, lors de son déplacement au lycée des métiers du bâtiment de Felletin le 6 décembre 2021 (La Montagne).

 

Venu lancer « la plus grosse opération de réhabilitation d’un lycée jamais connue sur les trois régions », (46 millions d’euros, « c’est le coût d’un lycée neuf »), le président de la région Nouvelle-Aquitaine n’a pas caché sa détermination à faire de Felletin « la base arrière de la reconstruction de Notre-Dame » ; « un joli défi qui a beaucoup de sens » (France Bleu Creuse, 16 avril 2019). Et dans ce lycée creusois qui a formé « les maçons qui ont construit Paris », il a profité de l’occasion pour annoncer la création d’une École régionale du patrimoine : « Nous allons mobiliser les professionnels de tous les corps de métiers capables de candidater à la reconstruction de Notre-Dame de Paris. Il y aura des charpentiers, des tailleurs de pierre mais aussi des spécialistes des matériaux composites qui seront sollicités pour consolider, par exemple, les arcs-boutants. On va réunir des Compagnons du devoir, des PME et des grands groupes, mais aussi tous les centres de formation du bâtiment de la région, des architectes et des personnalités nationales. L’objectif, au-delà de la reconstruction du monument, c’est aussi d’apporter aux jeunes de la région des pistes d’orientation. »

 

Dans un lycée en perte de vitesse depuis plusieurs années, ce volontarisme est bienvenu. Et dans une région qui compte un nombre record de monuments protégés au titre des Monuments historiques et de biens inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, la volonté de capitaliser sur le patrimoine est plutôt judicieuse.

 

Pourtant, à y regarder de près, à écouter les discours qui accompagnent cette ambition, à lire les projets de reconstruction, de restauration, de conservation, de valorisation du patrimoine, on s’aperçoit non sans malaise que l’on capitalise sur un héritage, sans jamais questionner sincèrement notre capacité à produire le patrimoine de demain.

 

La création d’une École régionale du patrimoine ne peut se fonder sur la seule approche restauration-reconstruction de l’existant. La filière bâtiment est déjà structurée, déjà sur les rangs pour répondre aux appels d’offres du chantier de Notre-Dame. Elle sera certes en difficulté pour faire face à une charge de travail exceptionnelle, mais saura mobiliser les compétences dont elle aura besoin.

 

C’est l’après Notre-Dame qui compte. Quand il faudra revenir à un plan de charge normal. Quand les chantiers de restauration retrouveront leur étiage, celui lié à des budgets publics bien souvent faméliques.

 

Les savoir-faire du patrimoine n’ont pas de perspectives dans ce qui se construit aujourd’hui. L’architecture, en bannissant la décoration, a tué la plupart des métiers d’arts. Et les collectivités publiques ont renoncé à leur rôle de commanditaire pour qu’aux côtés des maçons, des charpentiers ou des peintres, les tailleurs de pierre, les décorateurs, les sculpteurs, tapissiers, mosaïstes, céramistes, ferronniers, fondeurs, verriers, fontainiers, marbriers, rocailleurs, campanistes, ardoisiers, miroitiers, vitraillistes, émailleurs, graveurs, doreurs, marqueteurs, lapidaires, dinandiers, tisserands… participent aussi à la construction des bâtiments publics.

 

Ainsi, même si la Région vante la qualité patrimoniale de ses lycées – « certains ont participé à l’élaboration d’une histoire nationale de l’architecture » (Arcade, septembre 2019) – elle oublie que les architectes ne peuvent plus ou ne savent plus convier les artisans d’art à leurs projets et refuse dans le même temps d’user de la commande artistique pour enrichir les projets en cours.

 

Le problème n’est pas économique – les 1,3 milliards d’euros d’investissements qu’elle consacre à son plan Lycées et sa très bonne santé financière (Le Populaire du Centre) lui laissent quelque marge de manœuvre – mais plutôt culturel : celui d’une technocratie qui a évacué l’art et les artistes des affaires publiques.

 

La lumière viendra-t-elle de Notre-Dame ?

 

L’Église n’a pas moins conscience que la Région de la valeur de son patrimoine et sait rappeler la place de Notre-Dame dans l’histoire de la chrétienté en Occident, dans l’histoire de l’art et notamment de l’architecture. Mais quand la Commission nationale du patrimoine et de l’architecture décide de restaurer le bâtiment à l’identique, elle n’hésite pas à engager une commande artistique pour en renouveler le mobilier liturgique. Dans ce bâtiment qui n’a cessé de se transformer depuis sa construction en 1163 – ses ouvertures ont été modifiées au XIIIe siècle pour laisser entrer la lumière ; des chapelles latérales ont été aménagées entre les contreforts aux XIVe et XVe siècles ; le chœur médiéval a été remplacé au XVIIIe siècle et enfin, au XIXe siècle, Jean-Baptiste Lassus et Eugène Viollet-le-Duc ont entièrement restauré le bâtiment qui s’était considérablement dégradé au fil des temps, Viollet-le-Duc y rajoutant une interprétation toute personnelle de l’art médiéval, avec la création de la grande flèche et des chimères –, elle met en avant une tradition millénaire pour rappeler que l’histoire des murs est aussi celle de ceux qui les habitent. Ils n’ont cessé de « s’adapter à une tradition catholique en constante évolution ». « Faire entrer aujourd’hui un mobilier de notre temps » dans Notre-Dame, c’est donc « poursuivre l’évolution permanente d’un lieu vivant inscrit dans son temps et respectueux de ce qui lui a précédé. »

 

Le président de Nouvelle-Aquitaine sera-t-il le premier à appeler Monseigneur Laurent Ulrich, l’archevêque de Paris, pour lui dire que les artistes et artisans de la région seraient très heureux de refaire le mobilier de Notre-Dame ?

 

Felletin pourrait servir de modèle. Le lycée n’est pas classé à l’Unesco mais labellisé « patrimoine du XXe siècle ». Il s’adapte depuis 1947 à l’évolution de l’enseignement qu’il accueille. Comme pour Notre-Dame, y faire entrer aujourd’hui un mobilier de notre temps serait « poursuivre l’évolution permanente d’un lieu vivant inscrit dans son temps et respectueux de ce qui lui a précédé ». Passer commande aux artistes et artisans d’art montrerait que la collectivité est tout autant attentive à tenir son rang que l’Église, qu’elle s’inscrit elle aussi dans une tradition de commande publique (issue de la Révolution française) constitutive du patrimoine que nous célébrons aujourd’hui. Ce serait l’annonce rassurante d’une École régionale du patrimoine tout autant tournée vers le passé que vers le futur.

 

Alain Chiaradia

 

 

Treister Bordeaux
>> 29-08-2022 / Commande publique
Le 16 septembre, Bordeaux Métropole inaugure « Le Puits – Bibliothèque sur la technique », une œuvre de commande publique de l’artiste britannique Suzanne Treister. Un puits creusé au cœur d’une bibliothèque rassemblant les grands penseurs de la technique et des technologies, elle-même installée dans un pavillon néoclassique construit sur le modèle du Belvédère du Petit Trianon, en bordure de Garonne, et rappelant l’architecture de Bordeaux. Mais alors que sur la rive opposée le célèbre Miroir d’eau reflète la somptueuse et opulente façade XVIIIe du Bordeaux Unesco, ici, l’inquiétant et sombre reflet qui se joue au fond du puits évoque la fragilité d’une ville dont la survie tient à sa maîtrise des eaux, celles du fleuve, du sous-sol, du ciel.
La ville a lourdement investi pour s’en protéger, dans une infrastructure dont l’acronyme RAMSÈS (Régulation de l’Assainissement par Mesures et Supervision des Equipements et Stations) dit bien la dimension pharaonique : 228 bassins de rétention, 165 stations de pompage, des kilomètres de conduites forcées, collecteurs immenses, réservoirs enterrés, capteurs, pluviomètres, alertes… le tout piloté en temps réel depuis un centre de télécontrôle lourdement informatisé et branché sur la météo.
Sécurité garantie ! Pas si sûr. Une défaillance technique et l’eau monterait, déborderait du puits, noierait la bibliothèque et la ville. Parmi les pages qui flotteraient alors dans les rues, celles de l’historien, sociologue et théologien bordelais Jacques Ellul, guère prophète en son pays. Il appelait pourtant à se méfier d’une technique qui, si elle nous libère de la dépendance à la nature, peut aussi être source de nouvelles servitudes.
À l’heure du changement climatique, des inondations et des pénuries d’eau, il est bienvenu qu’une œuvre d’artiste inscrive le sujet dans l’espace public. Que l’œuvre soit verte, à Bordeaux, voilà une belle invitation au débat.
Alain Chiaradia
L’Art dans la ville : https://cutt.ly/XX8tzdN
L’inauguration : https://cutt.ly/fX8tQsF

 

Bidart, Le Tintoret
>> 19-05-2022 / La commune de Bidart cherche son Tintoret
À l’instar de la République de Venise qui, en 1582, lançait un concours pour la décoration de la salle du Grand Conseil du Palais des Doges, la ville de Bidart lance un appel à candidature pour la création d’une fresque dans la salle de son Conseil municipal.
Le cahier des charges de Venise prévoyait une peinture sur toile représentant le Paradis, celui de Bidart prévoit une fresque qui rappelle l’identité publique de la salle du Conseil et l’inscription de l’équipement municipal dans son territoire.
"Le Tintoret, Véronèse, Palma le Jeune, Francesco Bassano et, peut-être, Federico Zuccari répondirent au concours lancé par la République de Venise. Chaque artiste proposa une approche personnelle et des variations assez différentes sur un thème défini avec rigueur par les commanditaires, variations où transparaissent leurs différences de sensibilité, leurs préférences au plan de la composition, ainsi que leurs références politiques, doctrinales et esthétiques.
Dans Le Paradis de Véronèse, la Vierge est couronnée non seulement par le Christ, mais aussi par Dieu le Père et par le Fils, tandis que la colombe, symbole de l’Esprit Saint, descend sur eux, en irradiant une lumière qui enveloppe et traverse les personnages. Fascinée par l’idée du couronnement opéré par la Trinité, la commission du concours décida de retenir le projet. Mais il ne fut jamais réalisé. Véronèse mourut en 1588, six ans après le concours, sans avoir commencé à travailler.
On ne peut pas affirmer avec certitude que la République ait alors décidé de lancer un second concours. Il est davantage probable que Le Tintoret, qui tenait à terminer sa carrière par cette œuvre, ait réalisé pour le Sénat une nouvelle esquisse, dont il élimina les éléments qui avaient dérangé la commission et qu’il adapta au goût de l’époque, fortement influencé par les préceptes de la Contre-réforme, institués par le Concile de Trente.
En 1588, la République finit par lui confier la réalisation de l'oeuvre.
Du fait de ses dimensions colossales, la toile fut réalisée en plusieurs parties dans la grande salle de la Scuola della Misericordia, située près de l’atelier habituel du maître. Elle fut peinte en grande partie par Domenico, le fils de Jacopo Tintoretto, qui s’écartera, sur plus d’un point, du projet de son père, comme l’atteste l’esquisse visible aujourd’hui à la fondation Thyssen.
La composition grouille d’environ cinq cents personnages, minutieusement décrits, où l’effet final de grandeur tumultueuse vise à accentuer davantage le triomphe de la République que le triomphe de Dieu.
Cette toile remporta un succès éclatant qui dura pendant deux siècles. Mais Le Tintoret – bien que sa première esquisse de 1582 fût sans doute beaucoup plus proche de sa sensibilité et de son inspiration – proposa de lui-même au Sénat de réduire son cachet, tant il avait été important pour lui d’avoir obtenu cette commande".
Alain Chiaradia, 19 mai 2022

 

Le Roi Soleil, 1% artistique

29-04-2022 / Ces pépites entrepreneuriales qui font la richesse de nos territoires

 

« Il est indispensable de concevoir une véritable politique publique en faveur de ces pépites entrepreneuriales qui font la richesse de nos territoires. » Ces propos ne sont pas ceux du président de la Région Nouvelle-Aquitaine mais ceux prononcés par la députée Barbara Bessot Ballot, pour défendre les métiers d’art à l’Assemblée nationale.

Suite à la crise sanitaire, son rapport fait toute une série de propositions pour les reconnaître, les sauvegarder, les aider dans la transition numérique et la transition écologique, les promouvoir, les soutenir fiscalement, les mettre en réseau, pour soutenir les collectivités qui les soutiennent, pour soutenir la formation… On n’est pas très éloigné de la stratégie Cuir, luxe, textile et métiers d’art de la Région Nouvelle-Aquitaine.

C’est bienvenu, forcément. Mais à y regarder de près, force est de constater que ces mesures font encore l’impasse sur le rôle de commanditaire que peuvent et doivent jouer les collectivités publiques.

On ne sait si cela relève de l’acte manqué, mais alors qu’il détaille avec raison comment les commandes royales, depuis le Moyen Âge, ont permis l’essor et le rayonnement mondial des métiers d’art français, alors qu’il rappelle qu’après la Révolution Napoléon Bonaparte avait su s’inscrire « dans la tradition monarchique en passant d’importantes commandes nationales aux soieries lyonnaises et à l’industrie parisienne du meuble, qui employait à l’époque plus de 10 000 ouvriers », le rapport ne dit rien de ces moyens dont s’est dotée la République pour soutenir les arts par la commande : la commande publique artistique en premier lieu, mise en place en 1792, le 1 % artistique ensuite, instauré dès 1951 et bien sûr le recours aux marchés publics.

Les artistes et artisans d’art qui ont demandé au président du Département de la Gironde, puis au président de la Région Nouvelle-Aquitaine de respecter l’obligation de décoration des bâtiments publics – 1 % artistique – ont voulu rappeler que ces moyens étaient constitutifs du patrimoine dont nous nous réclamons aujourd’hui. Qu’on ne pouvait construire des collèges, des lycées, une école régionale du patrimoine, sans s’inscrire dans les pas de ceux qui nous ont précédés et ont permis aux artistes, maçons, ébénistes, tailleurs de pierre, menuisiers, peintres, sculpteurs, tapissiers, mosaïstes, céramistes, jardiniers, ferronniers, fondeurs, verriers, fontainiers, marbriers, rocailleurs, campanistes, ardoisiers, miroitiers, vitraillistes, émailleurs, graveurs, doreurs, marqueteurs, lapidaires, dinandiers, tisserands… d’exercer leur savoir-faire.

Le Département l’a bien compris et vient de recruter un responsable 1 % artistique pour son Plan Collèges. La Région n’a pas encore réagi. Son gigantesque Plan Lycées (1 ,3 milliards d’euros d’investissement), par respect bien compris du patrimoine, mériterait pourtant de mettre artistes et artisans d’art au premier plan, de rendre aux architectes la possibilité d’inclure les savoir-faire d’excellence dans leurs projets, de soutenir les secteurs de la céramique, de la tapisserie, du textile, du cuir, du bois, de la fonderie… Ce ne devrait pas être hors de portée. D’autant qu’on sait son président, comme la députée Barbara Bessot Balot, tout plein d’attentions à l’égard des « pépites entrepreneuriales qui font la richesse de nos territoires ».

 

 

Le Lion, commande publique, Bordeaux

14-09-2021 / Encourager la commande publique artistique pour réenchanter l'espace public

 

Les élus réunis à l’Université d’été de Poitiers pour « répondre aux enjeux de la transition écologique dans les collectivités locales après la crise du covid » se sont interrogés sur la commande publique artistique, dans sa capacité à « réenchanter l’espace public » (1). Les discussions ont abordé les moyens dont ils pouvaient disposer pour agir.

 

Le 1% artistique est le premier de ces moyens, le plus évident. Il ne relève pas d’un choix politique mais d’une obligation : 1% du coût de construction des bâtiments publics doit être consacré à l’achat ou à la réalisation d’une œuvre par un artiste vivant. Sont concernés les bâtiments de l'État (bâtiments administratifs, palais de justice, commissariats, etc.), les établissement publics nationaux à caractère administratif, scientifique, culturel et professionnel (EPSCP, établissement d’enseignement supérieur, universités et grandes écoles notamment), à caractère scientifique et culturel (EPSC), à caractère scientifique et technologique (EPST). Sont également concernés les bâtiments des collectivités et des établissements publics de coopération culturel (EPCC), soient les médiathèques, les collèges, bibliothèques, archives, lycées. Et, détail qui a son importance, les collectivités qui ne sont pas tenues de respecter le dispositif du 1 % peuvent s’y soumettre volontairement.

 

Il y a donc, partout sur le territoire, des budgets réservés aux artistes et aux artisans d’art, qu’il convient de consommer avant de chercher à inventer de nouvelles mesures de soutien ou d’assistance.

 

Le ministère de la Culture a, le premier, en juin 2019, sonné le rappel, en demandant aux préfets de faire respecter le 1% artistique sur leurs territoires (cf. Une politique ambitieuse en faveur des arts visuels). Il a été relayé par le Comité professionnel des galeries d'art en avril 2020, et par la commission culture du Sénat le 22 juillet 2020 (page 25, ici : http://www.senat.fr/rap/r19-667/r19-6671.pdf). Il est à nouveau intervenu en novembre 2020 (Les collectivités invitées à doper la création par la commande publique) et a publié, avec le soutien du Centre national des arts plastiques, le Guide du 1% artistique et de la commande publique. Des élus, à Paris, à Toulouse, réclament aujourd’hui le respect du 1%, commençant à le faire valoir comme un mode de financement durable de la création. De sorte qu’il sera bientôt difficile pour un élu à la culture d’être pris au sérieux s’il n’est pas capable d’exiger que la collectivité qu’il représente respecte l’obligation du 1% artistique.

 

La commande publique est le second des moyens à disposition des élus. Toute collectivité publique peut acheter ou commander une œuvre à un artiste. Les œuvres qui emplissent nos musées, places, squares, jardins, rues, monuments historiques, bâtiments publics en témoignent. Toute collectivité peut aussi demander le soutien financier de l’État et s’inscrire dans la procédure de commande publique du ministère de la Culture. Elle contribue ainsi à une politique publique qui existe depuis la Révolution française et qui a constitué l’une des plus importantes collections publiques d’Europe (Fonds national d’art contemporain). Cette commande n’est pas réservée aux grandes villes qui la mobilisent souvent à l’occasion des grands chantiers urbains (tramways et métros en particulier). La commune de Pompéjac (264 habitants), la communauté de communes Haut-Béarn, ou le syndicat mixte de la Vallée du Thouet ont engagé d’ambitieux projets, démontrant que le volontarisme politique peut s’affranchir de difficultés qui ne sont souvent qu’apparentes.

 

Plusieurs exemples de commandes ont été présentés, comme celle faite à Elisabeth Ballet pour un rond-point, qui a abouti au pavement en motifs de dentelle de la Place du Pot d’Étain à Pont-Audemer ; ou celles passées pour soutenir les secteurs de la céramique ou de la tapisserie (à Limoges notamment) ; ou encore celle faite à l’artiste Suzanne Lafont par la Métropole bordelaise. Nouvelles espèces de compagnie. Roman dévoilait une série photographique consacrée aux « mauvaises herbes » de la métropole, entre relevé botanique et vision artistique d’un règne végétal déréglé par l’homme. Une manière pour la collectivité de réfléchir publiquement les questions de gestion de la nature en milieu urbain. Présentée au Musée des Beaux-Arts de Bordeaux pendant cinq mois, sur trois étages, avec espace dédié aux enfants et aux écoles de l’agglomération, elle a contribué à la prise de conscience citoyenne sur les défis que le changement climatique nous impose de relever. Elle a aussi apporté des moyens artistiques complémentaires à des équipements et opérateurs culturels qui en manquent.

 

Encourager la commande publique artistique est donc possible et pas si difficile. Les outils existent. Réenchanter l’espace public n’est plus qu’une question de volonté. L’espace public est aussi celui du débat public.

 

Lorsque les œuvres ne sont pas considérées dans leur seule fonction décorative mais dans leur vocation à « informer la connaissance » (Edouard Glissant), la commande publique artistique permet d’ouvrir des brèches salutaires dans des politiques publiques parfois en manque d’imagination. Elle est de ces moyens dont nous avons besoin pour aborder les changements de paradigmes que nous impose la transition environnementale et climatique, laquelle est « indubitablement de portée culturelle, à savoir dans la façon de permettre à toute personne de se construire une opinion éclairée sur ces questions, d’accompagner la mise en dialogue ou en débat au plus près des territoires, de favoriser l’expression des personnes, l’appropriation individuelle d’enjeux collectifs... autrement dit les moyens de comprendre le monde et d’agir pour le transformer » (Ceser). Elle est de ces outils qui pourraient être activés avec enthousiasme pour rendre à la culture une « place essentielle dans les transitions écologique, sociale et démocratique ».

 

Alain Chiaradia, 14 septembre 2021

 

(1) Résumé augmenté d’une intervention pour le CEDIS (Centre d’écodéveloppement et d’initative sociale), Université d’été de Poitiers, le 17 août 2021.

 

 

Médoc, art

>> 20-08-2021 / Le Médoc, terre d'Estuaire où l'art prend racine (Rue89)

 

Dans Les raisins de la misère (1), la journaliste Ixchel Delaporte décrit la face cachée du Médoc – cette « terre que nous envie la Terre entière » (2) – et de ses châteaux viticoles. Ces grands crus qui ont érigé l’amour du terroir en valeur suprême d’une économie peu reluisante, faite de misère pour les saisonniers de la vigne et du tourisme, de lobbying des alcooliers, d’omerta sur les pesticides, de richesses indécentes dont les communes et les populations ne voient jamais la couleur.

Bientôt les vendanges. Les Marocains, Sahraouis, Roumains, Polonais, Latino-Américains… vont revenir faire la queue chaque matin devant la Gare et la Poste de Pauillac. Ils ont depuis longtemps remplacé les salariés de la vigne et acceptent des embauches pour « un ou deux jours » (3). Peu importe s’ils sont « traités comme des chiens, s’ils logent dans des logements insalubres ou dans des campements de fortune, si eux et leurs familles ne mangent pas tous les jours à leur faim » (4). Peu importe s’ils deviennent les boucs-émissaires de tout ce qui ne tourne pas rond et qu’il y ait là-dedans quelques relents d’esclavage (5).

On connaît la situation, depuis longtemps. L’Insee parle ici de « Couloir de la pauvreté ». Le Secours Populaire est à la manœuvre, pour soutenir des saisonniers que leur travail ne nourrit plus (6). Nombre de viticulteurs sont en difficulté et subissent une situation qui les dépasse. Les communes, les associations et syndicats sont submergés par l’ampleur du problème.

Le Département protège les enfants des épandages de pesticides en plantant des haies autour des écoles. Les élus s’absentent de l’Assemblée Nationale quand il faut voter contre le glyphosate. Ils cèdent aux chantages fonciers des grands propriétaires, ferment les yeux sur la précarisation du travail et, dans un chantage à l’emploi devenu récurrent, entretiennent un système qui tire tout le territoire vers le bas.

François Pinault est loin. Il se vante d’avoir acheté château Latour en moins d’une semaine, sans même en avoir jamais foulé le sol (7). En Médoc le ruissellement fait sa démonstration : les premiers de cordées produisent de la misère.

Les arts viennent à la rescousse. Ils s’exposent dans les châteaux et dans des « parcours » qui deviendront « des options de promenade culturelle familiale pour les habitants de Bordeaux et de la région ». L’oenotourisme est remis à l’honneur, sans voir qu’il ressort lui aussi d’une économie faite de salariés précaires et corvéables à merci : « On portait tous des cravates et il fallait hurler à tout bout de champ « oui chef ! ». Je suis trop âgée pour ça » (8).

Les retombées touristiques serviront de boussole.

Terminal Médoc est attendu. Dédié à l’accueil des paquebots de grandes dimension et plus de trente ans après la fermeture de la raffinerie Shell, il devrait permettre à la ville de Pauillac et au Médoc de « rebondir » (9). Bordeaux ne veut plus de ces navires et de leurs nuisances. À la fin du XVIIIe siècle elle avait déjà fait de Pauillac la pointe avancée d’un cordon sanitaire qui devait la protéger des épidémies arrivant par voie maritime. Les équipages étaient mis en quarantaine sur l’île de Patiras. Les malades furent soignés dans un lazaret construit à Trompeloup. L’histoire bégaye.

Les espoirs sont pathétiques. Construire un port pour « ces énormes paquebots de plus de 60 m de haut, et jusqu’à 340 m de long », où « Les touristes pourront débarquer en toute sérénité et être accueillis par une flopée de bus qui les achemineront dans les vignobles, sur la côte et jusqu’à Bordeaux, par vague d’une dizaine d’autocars à chaque rotation » (10).

Le salut viendra peut-être du Blayais. De leur balcon perché à 60 m de haut les croisiéristes du monde entier auront une somptueuse vue sur la centrale nucléaire de Braud-et-Saint-Louis. Les pilules d’iode, les consignes de mise à l’abri et d’évacuation qui leurs seront distribuées avant d’aller visiter les châteaux Lafite-Rothschild, Latour, Mouton-Rothschild, Margaux… pourraient bien mettre fin au jeu de dupes.

C’est à espérer. En attendant, pour que l’art prenne racine en Médoc, il faudra des artistes courageux.

 

(1) (3) (4) Les raisins de la misère, une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais, par Ixchel Delaporte, Éditions du Rouergue, 2018

(2) Formule promotionnelle du Conseil des vins du Médoc

(5) Travailleurs saisonniers : On n'est pas loin d’une forme d’esclavagisme moderne, journal La Tribune, Bordeaux, 7 octobre 2019

(6) Distribution solidaire pour les vendangeurs, journal Sud Ouest, 16 septembre 2020

(7) Château Latour, éditions Xavier Barral, 2014

(8) Nora, à propos de l’hôtel de luxe du Château Cordeillan-Bages, Les raisins de la misère, page 62

(9) Le Parc naturel régional Médoc à l’épreuve du terrain, journal Sud Ouest, 5 janvier 2021

(10) Pauillac et son Terminal Médoc : par Jean-Pierre Stalh, France 3 Bordeaux, 2 novembre 2018

 

 

1% artistique

>> 02-05-2021 / L'Opéra ou la LGV ?

Jean-Michel Lucas a raison de le souligner, les droits culturels n’entraînent pas la disparition des professionnels des arts (Profession Spectacle). Au contraire, ils les mettent au coeur des débats à venir, en leur rappelant qu’une politique culturelle doit anticiper « le fait que d’autres libertés artistiques viendront avec les jeunes générations et avec d’autres parties du monde » et qu’« au nom de l’humanité libre et digne, il faudra leur faire place ». Peuvent-il rêver d’un meilleur rôle ?

L’expérimentation menée par la région Nouvelle-Aquitaine a montré comment ces professionnels pouvaient se saisir de la question et combien leurs réponses ouvraient de vraies perspectives pour sortir la culture des impasses où elle est engagée.

Elle a malheureusement buté sur une institution qui n’en a pas encore perçu la portée, se contentant pour l’instant de reconfigurer ses règlements d’intervention sans remettre en question sa politique culturelle. Le discours n’a pas changé (Junkpage). Il fait du développement économique la mère de toutes les politiques publiques. Par ruissellement, tous les besoins seront comblés, ceux du secteur culturel en particulier. Les budgets culturels sont « sanctuarisés » avant que d’être fossilisés. La question du partage est réglée d’avance. L’Opéra de Poitiers en a fait les frais le premier : la baisse de sa subvention « a permis de rééquilibrer le financement des autres scènes nationales de la région ».

Si l’enthousiasmant « faire place aux autres libertés artistiques » des droits culturels se traduit ainsi, ce n’est donc pas d’une relégation que doivent s’inquiéter les professionnels des arts mais bien de la répartition des moyens publics.

Le débat qui s’est ouvert à Bordeaux à l’initiative de la nouvelle municipalité écologiste laisse déjà entendre que le budget culturel n’est pas extensible. On commence même à évoquer le coût des grandes institutions culturelles qui serait un frein à l’émergence de nouvelles propositions. On en oublie que le « quoi qu’il en coûte » a réouvert la voie au politique et permis de débloquer le débat sur la dette publique (Sud Ouest).

Les droits culturels offrent aux professionnels des arts la possibilité d’aller négocier l’intérêt général de leurs activités sur un terrain neuf, aux cotés des professionnels des transports, de l’éducation, de la santé, du logement, du développement économique, du tourisme… La question n’est peut-être plus de savoir s’il faut prendre à l’Opéra pour donner à Pola, mais bien de se demander si au coeur de la crise que nous traversons l’Opéra est plus ou moins « essentiel » que, disons, la LGV Bordeaux Toulouse (Sud Ouest).

Un maire, un président d’intercommunalité, de département ou de région répond en permanence à ce genre de question, tiraillé entre des élus plus ou moins convaincants et un directeur financier qui n’a que rarement l’âme d’un poète. Les professionnels des arts doivent revenir sur ce terrain-là et tenter de s’extraire d’un secteur culturel qui les condamne à la concurrence avec leurs pairs.

Les droits culturels ont ouvert une brèche qui permet de réinterroger l’intérêt général dans les politiques publiques. Il faut s’y engouffrer et l’élargir, sans quoi ceux qui nous ont menés où nous en sommes aujourd’hui écriront seuls l’après-crise.

Les professionnels des arts ont donc un beau et difficile rôle à jouer. Ils ne sont heureusement pas seuls. Le Conseil économique et social de Nouvelle-Aquitaine (Ceser) n’a cessé de rappeler que la crise climatique (et sanitaire) imposait un changement de paradigme : « Le contexte de crise actuel impose à divers titres aux citoyens et aux décideurs publics une révision des concepts de développement hérités de l’ère industrielle, des valeurs et des principes qui devraient guider nos priorités et comportements individuels et collectifs. Il devient de plus en plus nécessaire d’intégrer dans les politiques publiques des dimensions qui, notamment depuis quelques décennies, ont été méthodiquement mises à mal au point de fissurer, entre autres, la cohésion sociale et d’accentuer la précarisation d’un nombre croissant de personnes et de structures collectives. » En précisant que « faute de sortir du seul prisme de la finalité économique » on restait « dans l’angle mou, sinon mort des politiques publiques », il invite lui aussi à réinvestir le champ politique. Ce qui est la moindre des choses, quand on travaille à l’émancipation des individus.

 

 

Requiem pour la culture ? Nouvelle Aquitaine

>> 26-05-2020 / Requiem pour la culture ?

L’art lyrique est la « sempiternelle victime expiatoire des mauvaises consciences budgétaires de notre République. » En réduisant de 200 000 euros la subvention à l’Opéra de Bordeaux, la région Nouvelle-Aquitaine a magistralement illustré les propos du célèbre baryton Ludovic Terzier, qui dans une tribune au Monde le 12 avril, s’inquiétait des effets de la crise sanitaire : « Si l’on n’y prend garde, le virus aura la peau du spectacle vivant, et particulièrement de l’art lyrique » (Le Monde).

La Région invoque « un rééquilibrage au profit d’autres scènes régionales : La Coursive à La Rochelle, le Théâtre d’Angoulème, l’Empreinte Brive-Tulle… » (Forum Opéra). Soit. Mais un rééquilibrage au détriment de l’art lyrique et de la musique classique. Le Théâtre Auditorium de Poitiers en fait aussi les frais, entraînant avec lui l’Orchestre de chambre de Nouvelle-Aquitaine, l’Orchestre des Champs-Élysées et l’Ensemble Ars Nova.

Beaucoup s’en accommodent, sans voir qu’il y a finalement « bien peu de nantis dans le petit monde laborieux du lyrique » (Le Monde).et qu’ils sont les prochains sur la liste.

On peut bien sûr entendre les justifications de la Région et s’enfermer dans des logiques comptables, comme si l’heure s’y prêtait encore : « Les agglomérations mènent de très belles politiques culturelles mais on ne peut pas couvrir tout le monde, il y a des choix à faire : soit on baisse drastiquement toutes les structures et toutes les scènes, soit on fait le choix d'impacter davantage les deux plus grosses comme on l'a fait. » (Aqui). Pour l’occasion, les oppositions riches-pauvres, ville-campagne, populaire-élitaire font encore recettes.

Limitée par un budget « sanctuarisé » à un niveau insuffisant*, la Région s’est privée de marges de manœuvre. D’autant que la MÉCA (Maison des économies créatives de Nouvelle-Aquitaine), dont la vocation est d’insuffler une nouvelle dynamique culturelle sur le territoire, a justifié de doubler les moyens attribués aux agences régionales – OARA, ALCA et FRAC-Nouvelle-Aquitaine-MÉCA – entre 2017 et 2020**.

Mais le problème n’est pas là. Il est de savoir si les priorités et modèles de développement soutenus jusqu’alors, restent pertinents pour affronter les défis qui sont devant nous.

Une première réponse a été apportée par le Conseil économique et social en fin d’année 2019, lorsqu’il s’est prononcé sur le très ambitieux programme de transition environnementale et climatique Néo-Terra. Il soulignait que cette transition supposait un changement de paradigme et que le budget « historique »*** qui l’accompagnait, ne pouvait faire l’impasse sur la culture : « Le défi de Néo-Terra est indubitablement de portée culturelle, à savoir dans la façon de permettre à toute personne de se construire une opinion éclairée sur ces questions, d’accompagner la mise en dialogue ou en débat au plus près des territoires, de favoriser l’expression des personnes, l’appropriation individuelle d’enjeux collectifs... autrement dit les moyens de comprendre le monde et d’agir pour le transformer » (Ceser).

La seconde réponse se trouve dans le rapport sur les « Droits culturels des personnes » publié par la Région en 2019. En précisant que ces droits sont des droits fondamentaux, partie intégrante des droits de l’homme, il rappelle que leur respect renforce les « capacités » des personnes, celles entre autres de comprendre et d’agir sur le monde dans lequel elles vivent. Les politiques culturelles s’en trouvent renouvelées. Il ne s’agit plus de remplir des salles, de plaire à son public ou de renforcer l’attractivité du territoire, mais bien de construire le « vouloir vivre ensemble ». Dans ce nouveau contexte les œuvres ne sont pas qu’un amusement, un étalage de sentiments, ou de beauté, « elles informent aussi une connaissance » (Edouard Glissant).

Requiem pour les politiques sectorielles de l’ancien monde ! Dans le monde de demain l’Opéra joue autant pour Néo-Terra que Néo-Terra relève de la politique culturelle régionale. Et c'est une bonne nouvelle.

 

 

* Il ne représentait alors que 2,6% du budget régional ce qui plaçait la Nouvelle Aquitaine à la 7e place des treize région métropolitaines et au 8e rang pour la dépense cultuelle par habitant. Il ne compensait pas une « dépense culturelle publique » de 140 euros par habitant qui situait la Nouvelle-Aquitaine à l'avant dernière place des régions françaises (dépenses cumulées de la région, des départements, communes, intercommunalité et du Ministère de la Culture). Chiffres fournis par l’Atlas régional de la culture 2017, Ministère de la culture et de la communication (données France métropolitaine).

** De 2 118 650 € à 4 031 777 € pour l’OARA, de 2 047 650 € à 3 810 950 € pour ALCA et de 664 500 € à 1 341 000 € pour le FRAC-Nouvelle-Aquitaine-MECA

*** L’institution rajoutait même : « ce budget montre la voie d’une Nouvelle-Aquitaine durable, solidaire et ambitieuse ; un budget effervescent, catalyseur, qui donne à la Région les moyens de sa verte révolution, au plus près de ses territoires.» (Budget primitif 19 décembre 2019)

 

 

1% artistique Nouvelle Aquitaine

>> 12-01-2020 / Le 1% artistique n'est pas une option

En juin 2019, juste avant d’inaugurer la MECA, le ministre de la Culture rappelait que le 1% artistique n’était pas une option, mais une obligation. En demandant aux préfets de faire respecter les textes, il signifiait que l’Obligation de décoration des constructions publiques pouvait être considérée comme une ligne de crédit pour le financement d’une "politique ambitieuse en faveur des arts visuels".

Beaucoup de collectivités l’ont oublié. D’abord parce que leurs services "construction" voient d’un œil méfiant des interventions artistiques qui viennent compliquer leur travail. Ensuite parce que leurs services "culture" n’ont pas pris la mesure de l’intérêt du 1 % artistique pour accompagner les politiques qu'elles mettent en œuvre. Au moment où l’État impose une baisse régulière des budgets de fonctionnement, elles ne devraient néanmoins pas tarder à comprendre que le 1 %, qui relève de l’investissement, pourrait au minimum venir compenser la réduction des subventions qu’elles imposent aux opérateurs artistiques et culturels.

Beaucoup d’artistes l’ont oublié aussi. Soit qu’ils aient été échaudés par des procédures complexes, soit qu’ils contestent les modes d’attribution des projets, soit qu’ils n’aient pas la capacité de répondre aux appels à candidatures. Ils répondent aux injonctions qui leur sont faites, de se former, de se structurer, de mutualiser leurs moyens, de participer à des appels à projets, de s’inscrire dans des processus de numérisation, de mobilité, de partenariat… mais négligent l’une des rares procédures qui permette à une collectivité publique de leur passer commande.

La commande artistique remonte à la Révolution française, quand la République décidait de créer un budget indépendant de celui des musées, pour "encourager les talents naissants et promouvoir un art susceptible d’éduquer les citoyens". Elle s’est maintenue avec constance pendant deux siècles, y compris pendant les périodes les plus difficiles. Le 1 % a été créé en 1951, grâce à l’action d’un sculpteur, ancien résistant, René Iché, qui n’a eu de cesse d’œuvrer pour une reconnaissance de la profession à tous les niveaux : indépendance financière, transparence des marchés publics, formation, droits d'auteur, etc…

Ce regard en arrière devrait nous convaincre qu’il est plus facile de défendre un acquis des luttes qui nous ont précédés que de se bercer des mots actuels des politiques culturelles. Et donner quelque enthousiasme à dépenser à Arette, à Bordeaux, à Bergerac, à Brive-la-Gaillarde, à Royan, à Bressuire, à Chatellerault, à Montmorillon, à La Souterraine, à Felletin, à Estillac, à Nay, à La Rochelle, à Saint-Jean-de-Luz, à Angresse, à Arcachon, à Mont-de-Marsan, à Angoulème… l’argent prévu pour réaliser des œuvres d’artistes.

La carte 1% artistique Nouvelle-Aquitaine a cet objectif. Que chacun d’entre nous, au plus près de chez lui, puisse interpeller les artistes, les maires, les présidents de région, de département, de communauté de communes et tous les autres, sur la possibilité et le désir de faire.

 

Le Moniteur, Bordeaux

17-11-2019 / Équerre d'argent pour la MECA ?

La MECA concourt pour l’équerre d’argent, le prix d’architecture attribué chaque année par Le Moniteur du bâtiment et des travaux publics. Elle a ses chances, si le bâtiment est jugé à l’aune des prouesses techniques ou à la quantité de béton coulée. Elle a ses chances si le jury considère qu’en ces temps difficiles pour la culture, dépenser 60 millions pour construire le totem d’une "nouvelle dynamique culturelle" mérite quelques encouragements.

Le totem est réussi, dit-on. Le Moniteur a même souligné qu’à défaut de produire "l’effet Bilbao" – les activités de la MECA n’ayant pas le pouvoir d’attraction du Guggenheim –, il pourrait générer un "effet Oslo" : "dans la capitale norvégienne tout le monde ne va pas voir de spectacle à l’opéra, en revanche tout le monde monte se promener sur son toit" (Le Moniteur, 4 octobre 2019).

Le toit de l’Opéra d’Oslo donne accès à la mer dans laquelle il plonge. La MECA donne accès à une "chambre urbaine" qui ouvre la vue sur la Garonne. C’est monumental à souhait. Intimidant bien sûr. Pas vraiment fréquentable lorsque le soleil tape ou lorsqu’il vente.

Mais le problème n’est pas là. En fait de "chambre urbaine" on a affaire à un grand vide qui structure "un bâtiment construit en forme de boucle verticale". Et l’on se demande alors pourquoi un architecte à qui l’on confie la mission de réunir trois agences culturelles dans un lieu unique pour qu’elles travaillent ensemble, les réunit autour d’un grand vide ? Est-ce un pied de nez, une métaphore de la politique culturelle, un dommage collatéral de la starchitecture ?

En principe, pour travailler ensemble, on se réunit autour d’une table, dans un lieu accueillant, adaptable, souple, technique, qui permette de mutualiser des moyens et de faire des économies d’échelle. Tout le contraire de la Méca.

Ce n’est pas un bâtiment mais trois bâtiments juxtaposés. L’Oara dans une aile de l’arche, Alca dans l’autre et le Frac sur le toit, avec quai de déchargement au rez-de-chaussée, réserves dans les étages et contraintes techniques partout. Chacun son accès, ses locaux techniques, ses ascenseurs et monte-charge, sa salle de réunion-projection, son centre de documentation… Un coût de construction démultiplié (sans "chambre urbaine" le bâtiment aurait coûté deux fois moins cher !). Un coût de fonctionnement à venir démesuré, monstrueux même.

Le Frac, dont la fréquentation devra justifier la dimension publique du bâtiment, ne s’atteint qu’après avoir traversé un grand hall, s’être fait accompagner à l’ascenseur, avoir monté les étages, longé le couloir à droite, payé son ticket d’entrée (l’accès est devenu payant). Les œuvres se méritent. La grande salle d’exposition se démultiplie en divers espaces plus ou moins accessibles, ou plus ou moins pertinents. De nombreux détails manquent d’ergonomie. L’accès à la terrasse sur le toit est à sens unique ou barré par un espace-bar dont on se demande s’il va doubler celui du rez-de-chaussée ou ne servir qu’à l’occasion des vernissages. La terrasse est finalement encastrée dans le bâtiment. Assis à une table, il est impossible d’avoir la moindre vue sur bordeaux, sauf celle du ciel.

Le discours s’adapte au constat des lieux : celui du Frac pour montrer qu’il intervient sur tout le territoire ; celui de l’Oara pour expliquer que sa gigantesque scène peut s’adapter aux "petites formes", celui d'Alca pour mettre à disposition une partie de ses locaux démesurés.

L’intérêt de la MECA n’est plus le bâtiment mais son devenir.

L’inauguration n’a pas rassuré sur la capacité des agences à travailler ensemble : dix ans de gestation du projet ne leur ont pas permis de penser une création transdisciplinaire (musique, théâtre, écrit, vidéo, cinéma, art plastiques) qui aurait répondu aux ambitions affichées. Heureusement que le 1% artistique a apporté une note d’humour : dans la référence à Hermès, le messager des Dieux qui conduit les âmes aux enfers ; dans une demi-tête qui invite à combler le grand vide qui structure le bâtiment.

La vraie bonne nouvelle est que si la Région a décidé de loger ses agences dans des locaux aussi somptuaires, c’est qu’elle s’apprête à augmenter vertigineusement les moyens qu’elle attribue à la culture. On s'impatiente déjà.

 

 

Ronde des Ombelles, Yves Chaudouët, Pompéjac (Gironde, 2019)
14-10-2019 / Ronde des Ombelles
Une nouvelle commande publique sera inaugurée le mois prochain, la troisième cette année en Nouvelle-Aquitaine.
Après Hoodoo Calliope / La vase et le sel de Bettina Samson à Bègles, après le jalonnement céramique de Florian Brillet et Nicolas Lelièvre à Limoges, c’est Ronde des Ombelles, d’Yves Chaudouët, qui sera à l’honneur à Pompéjac.
Une très belle œuvre, dont l’histoire a commencé le jour où les enfants du village ont réclamé une aire de jeu. Dans cette commune rurale de 250 habitants, dont les terres sont cultivées de longue date par Uzeste Musical, la Forêt d’art contemporain n’y a pas vu un caprice. La réponse qui a été faite aux enfants a pris les voies de la création, invitant l’artiste Yves Chaudouët à se mettre à l’écoute de leurs attentes. Ce qu’il a fait, avec bonheur.
Ses Ombelles ont la poésie des projets improbables et des belles audaces. Elles sont magnifiquement réalisées et font

toute place au jeu et à l’imagination. Les enfants semblent l’avoir bien compris.

Elles sont aussi une exception, la trop rare mise en application de la procédure de commande publique du ministère de la Culture pour "contribuer à l’enrichissement du patrimoine national et du cadre de vie" et "permettre aux artistes de réaliser des projets dont l’ampleur, les enjeux ou la dimension nécessitent des moyens inhabituels". On peine aujourd’hui à croire que la puissance publique se soit un jour donné de telles ambitions. Et l’intérêt de Ronde des Ombelles est de nous le rappeler, d’une très belle manière.

Hors Métropole bordelaise, c’est la première œuvre de commande publique réalisée en Gironde. La deuxième sur le territoire de l’ancienne Aquitaine après le Monument aux vivants de Jochen Gerz à Biron. Des chiffres peu flatteurs. Pour les maires, les présidents de communautés de communes, les présidents de départements qui essaient de revitaliser bourgs, villages et espaces ruraux, savoir qu’elle a été financée par l’Etat (165 000 €, sur un budget total de 209 500 €) n’est pas négligeable. À charge pour eux de proposer des projets aussi exigeants que celui de Pompéjac.

C’est le moment. Le ministère de la Culture a le souci de rééquilibrer ses dépenses entre Paris (202 €/habitant) et la "Province" (25 €/habitant en Nouvelle-Aquitaine). Il ne faudrait pas que les métropoles les mieux dotées soient les seules à en bénéficier.

 

 

Kabakov, La maison aux personnages, Bordeaux (ph. Alain Chiaradia, un pour cent)

10-10-2019 / La Maison aux personnages

La Maison aux personnages a dix ans.

Il est encore tôt pour parler d’œuvre d’art mais on peut y songer.

En attendant, aller la voir ou la revoir. S’approcher. Prendre garde aux tramways qui traversent le jardin. Marcher jusqu’aux fenêtres et oser s’y coller, pour voir ce qu’il y a à l’intérieur. Ses sept locataires sont absents. On découvre comment ils y passent leur temps : en ne jetant jamais rien, en étant fascinés par les forces cosmiques, en réactualisant un souvenir d’enfance, en revêtant des ailes d’ange pour se perfectionner, en projetant des photos souvenirs pour s’endormir, en vivant dans une barque ou en grimpant au paradis, sous le plafond.

Les artistes Ilya et Emilia Kabakov ont conçu La Maison aux personnages comme un petit musée dans l’espace urbain bordelais, sur un carrefour entre le quartier Saint Augustin et l’Hôpital Pellegrin. Un livre ouvert dans lequel chacun peut puiser les éléments d’une réflexion sur la condition humaine.

C’est folie de l’avoir construite. De ces folies qui font hésiter les politiques, tiquer les comptables et cauchemarder les conservateurs. L’acte manqué d’une ville qui fut un temps Capitale de l’art contemporain. De ces folies aussi qui font place au poétique, à tout moment et en tout lieu, comme un joli signe d’espoir.

     l’adresse : place Amélie Raba-Léon, Bordeaux

     Monument to the City of Bordeaux / La Maison aux personnages

 

EPV Nouvelle Aquitaine

12-06-2019 / Commande publique, Art et Entreprises du Patrimoine Vivant

« Il faut faire passer l’idée que la commande publique peut accompagner les Entreprises du Patrimoine Vivant ». Ainsi s’exprimait le président de la région Nouvelle-Aquitaine, le 15 mars 2018 à La Rochefoucauld, lors d’une journée dédiée aux savoir-faire d’excellence. Il donnait l'exemple d'une commande faite aux Ateliers d'Aubusson et évoquait le Béarn, suggérant de "dés-IKEA-iser" la fabrication de meubles pour soutenir l’artisanat régional et la filière bois.

On sait combien cette volonté de soutenir l’économie locale doit composer avec les règles de mise en concurrence imposées par le code des marchés publics. Et à quel point il est difficile d'y répondre lorsque ces règles conduisent les collectivités publiques à acheter leur mobilier à des grossistes, qui s'approvisionnent au mieux en France mais bien souvent à l'étranger, pendant qu'Hagetmau, ex-capitale française de la chaise fait faillite.

Mais la difficulté est loin d’être insurmontable. Deux exemples en font la démonstration ce mois-ci en Nouvelle-Aquitaine : la réalisation d’une sculpture en bronze de Benoit Maire pour le nouveau bâtiment de la Méca à Bordeaux et la réalisation d’un jalonnement céramique de Florian Brillet et Nicolas Lelièvre, dans le centre-ville de Limoges.

La sculpture de Benoit Maire est une demi-tête monumentale en bronze du dieu Hermès d’une hauteur de trois mètres pour un poids de huit cents kilos. Elle est fabriquée par la Fonderie des Cyclopes, une fonderie d’art installée à Mérignac en 1997, classée Entreprise du Patrimoine Vivant.

Le jalonnement céramique de Florian Brillet et Nicolas Lelièvre consiste dans des « réparations » de l’espace public : dallages, balustrades, escalier, corniches, jardinières… Elles sont réalisées en porcelaine par la manufacture Pierre Arquié, créée à Limoges en 1996, également classée Entreprise du patrimoine vivant.

Ces deux exemples sont des commandes publiques.

La première est issue du 1 % artistique, nom commun donné au Décret n°2002-677 du 29 avril 2002 relatif à l'Obligation de décoration des constructions publiques, qui oblige les collectivités à réserver 1 % du coût des travaux des bâtiments publics à l’achat ou à la création d’une œuvre d’art originale. La procédure a généré des milliers de projets dans les écoles, les collèges, les lycées, les mairies, les bibliothèques, les gymnases, les jardins, les monuments historiques, faisant travailler des milliers d’artistes, des milliers d’artisans d’art et des milliers d’entreprises, dont un certain nombre sont aujourd’hui classées Entreprises du Patrimoine Vivant. Malgré ces résultats et malgré le caractère obligatoire de la procédure, beaucoup de collectivités ne la mettent pas en œuvre, privant par là les créateurs et les entreprises qu’ils font travailler de financements qui leur sont réservés. La bonne nouvelle serait que le 1 % artistique de la Méca mette un coup de projecteur sur ces dizaines de chantiers de construction, d’extension, de rénovation de lycées, de collèges, de groupes scolaires, d’équipements culturels et sportifs qui sur l’ensemble du territoire de la grande région relèvent de l’Obligation de décoration des constructions publiques (voir carte). À eux seuls, le plan Lycée de la région Nouvelle-Aquitaine (1,2 milliard d’euros d’investissement) et le plan Collège du département de la Gironde (plus de 500 millions d’euros) mériteraient que soient définies des stratégies qui articulent création et soutien aux savoir-faire et aux entreprises du patrimoine vivant. Les budgets sont réservés. Ils sont conséquents.

Le jalonnement céramique du centre-ville de Limoges, met l’accent sur un autre type de commande publique dont les collectivités pourraient s’emparer avec profit. Elle porte le nom de « commande publique du ministère de la Culture et de la Communication ». Le terme « commande publique » désignant ici autant la procédure que l’œuvre réalisée (les colonnes de Buren installées dans la cour du Palais Royal à Paris sont ainsi une commande publique, de même que le Lion de Xavier Veilhan à Bordeaux, ou le monument aux vivants de Jochen Gerz à Biron). Dans la pratique, elle permet aux collectivités, à l’État et aux entreprises de s’associer dans l’objectif de « contribuer à l’enrichissement du patrimoine national et du cadre de vie » en donnant aux artistes les moyens de réaliser des projets innovants ou exceptionnels. Elle accompagne généralement les grands chantiers urbains, la construction des réseaux de transport en commun, la restauration du patrimoine, l’aménagement des espaces publics, des sites touristiques et naturels, tout en permettant de structurer des filières de productions « locales ». Elle est parfois mise au service de secteurs économiques en difficulté comme cela s’est produit dans les années 90 lorsque la région Limousin a engagé un plan de relance des Ateliers d’Aubusson, ou en 1998 et 2000 quand l’État a financé les opérations « 20 artistes 20 fondeurs » et « 30 artistes 30 céramistes ». Il est assez facile d’imaginer comment les collectivités pourraient repenser leurs commandes publiques (équipements et mobiliers en particulier) sous le prisme de l’art ou du design et soutenir ainsi les savoir-faire présents sur leur territoire. La ville de Limoges l’a bien compris, avec en toile de fond l’inscription dans le réseau des Villes créatives Unesco.

Au final, l’idée que la commande publique peut soutenir les entreprises du patrimoine vivant est donc bien fondée. Mais c’est le passage à l’acte qui compte aujourd’hui et il serait heureux que les collectivités montrent l’exemple.

Sur les marches d’une Méca consacrée à l’art et aux économies créatives, la demi-tête d’Hermès est une première étape. Il est réjouissant de constater qu’elle nous invite à compléter la moitié manquante.

 

 

Action coeur de ville, un pour cent, Bordeaux

25-04-2019 / Action cœur de ville

À l’occasion de la rencontre nationale "Innovations urbaines en cœur de ville" qui s’est tenue le 19 mars à la Cité de l’architecture et du patrimoine, le ministre de la Culture a dit son ambition que 100% des 222 villes du programme Action cœur de ville bénéficient d’un accompagnement par la Drac (Direction régionale des affaires culturelles), via notamment les leviers que sont le dispositif Site Patrimonial Remarquable (SPR), le label Ville et Pays d’art et d’histoire (VPAH), la commande publique, l’EAC… (cf : Action cœur de ville : un ambitieux volet culturel).

La commande publique, dont l'objectif est de "contribuer à l’enrichissement du patrimoine national et du cadre de vie" en soutenant la création contemporaine, devrait susciter un regain d’attention. Elle a en effet montré sa capacité à accompagner les politiques publiques, qu’elles concernent la rénovation urbaine, la construction des grands équipements, la restauration du patrimoine, le développement rural, le marketing territorial, le tourisme, le social, le soutien à l’économie et aux métiers d’art... en faisant place à l’imagination, à l’expérimentation, à la complexité et à l’innovation. À suivre.

 

 

Lascaux IV, un pour cent

30-10-2018 / Lascaux IV : Jean Nouvel avait raison

Dans son projet pour Lascaux IV, le Centre international de l'art pariétal de Montignac, l'architecte Jean Nouvel exprimait son angoisse face au miracle de la conservation millénaire des peintures de Lascaux (Jean Nouvel). Il se demandait si nous saurions « éterniser ce chef d'œuvre de l'humanité naissante », en expliquant qu'il fallait se confronter à la fragilité, à l'effacement, à la possible disparition pour concevoir un lieu qui donne conscience au visiteur d'appartenir au site de Lascaux, à sa géologie, à son biotope et dans le même temps, lui permette d'accéder à « une grotte clonée du XXIe siècle » qui pour être crédible, devrait être « l'œuvre d'un faussaire génial ».

Aujourd'hui, force est de constater que le faussaire était génial. Plus exactement le « peuple des faussaires », celui décrit dans Un monde à portée de main, le dernier roman de Maylis de Kerangal : « les copistes, les braqueurs de réel, les trafiquants de fictions, employés sur le fac-similé de Lascaux car scénographes, vitraillistes, costumiers, stratifieurs, mouleurs, maquilleurs de théâtre, aquarellistes, cinéastes, restaurateurs d'icônes, doreurs ou mosaïstes ». Ils ne sont pour la plupart pas descendus dans la grotte et n'auront certainement jamais l'occasion de le faire, comme nous tous. Mais la copie qu'il ont réalisée est sublime. Un vertigineux saut dans le temps, au profond du sol, dans le tournoiement des chevaux, des cerfs, des bouquetins, des ours, des vaches, des bisons, le jeu des formes, des couleurs, des lumières... et la présence de l'homme de la préhistoire, perceptible tout au long de la visite. On voudrait prendre le temps de revenir au réel, sortir de la grotte et s'assoir dans l'herbe, réadapter le regard en le laissant dévaler la pente jusqu'à La Vézère, parcourir les bois, les collines et l'horizon. Il y a vingt mille ans, c'est ce que devaient faire nos ancêtres.

Le problème est qu'il n'y a plus d'herbe au sortir de la grotte. Le Centre international de l'art pariétal a oublié d'être discret. Il a pensé que nous aurions besoin d'explications. Beaucoup d'explications, à grand renfort d'équipements numériques. Il a beaucoup construit. Il n'a pas su jouer sur la présence d'une grotte à jamais inaccessible, mais à distance d'homme, à quelques pas sous la colline. Il a maladroitement singé un abri sous roche et lacéré à grands traits de béton clair la colline de Lascaux.

En voulant marquer « le début d’une nouvelle aventure alliant l’émotion d’un art ancestral et la prouesse technologique » (Lascaux IV), ses promoteurs ont cédé aux sirènes des lobbyistes du tourisme de masse, qui imposent leurs modèles économiques et les formes qui vont avec. Ils ont cédé aux lobbyistes du numérique, qui ringardisent le patrimoine et obligent les décideurs à devenir les prosélytes zélés d'une geek culture qui les dépasse.

Pourtant, l'histoire de Lascaux attestait que la grotte se suffisait à elle-même. Un million de personnes l'ont visité entre 1948 et 1963, avant qu'il ne soit nécessaire de la fermer (on avait oublié qu'elle était fragile et pouvait disparaître). Après ce coup d'arrêt, sa réputation a suffit à assurer la fréquentation d'un premier fac-similé, Lascaux II, construit sur site en 1983 et attirant près de dix millions de visiteurs, puis d'un second, Lascaux III, sous forme d'exposition, qui voyage sur les cinq continents depuis 2012. Il n'y avait aucune raison de penser que le troisième fac-similé, Lascaux IV, ne prolonge le succès des précédents. Sauf à être trop gourmand et ne pas entendre l'avertissement : « Par pitié, refusez la“disneyisation” et toute forme de commerce et pollution qui viennent pourrir les grands lieux historiques avec des images caricaturales et des bibelots honteux ! » (Jean Nouvel).

Lascaux IV, le fac-similé, c'est environ un dixième de la surface du Centre d'art pariétal et de son budget. Les divers appendices qui ont été construits – le belvédère et l'abri, l'atelier de Lascaux, le théâtre de l'art pariétal, le cinéma 3D, la galerie de l'imaginaire... – ne parviennent pas à compenser le peu de temps qu'il est possible de passer à l'intérieur de la grotte. C'est frustrant. Désolant, quand le substitut technique n'est pas à la hauteur (cinéma 3D).

Après l'euphorie de l'ouverture et les 500 000 visiteurs de la première année, la fréquentation s'est tassée de 20% en 2018. Pendant que Lascaux II, le premier fac-similé de la grotte, ouvert en 1983, enregistrait une hausse de fréquentation de 50%, « un succès historique » (France Bleu). Cela a ramené les promoteurs de Lascaux à l'essentiel : « On vient voir la copie de la grotte comme si on venait voir la vraie grotte. C'est ça qui est surprenant ! Je crois que c'est le succès du mode de visite que nous avons développé. Avant, la visite se faisait sur 40 minutes, elle dure aujourd'hui 1h15. Et cela suffit aux visiteurs. C'est un apprentissage de la préhistoire et de l'art des cavernes ». A charge pour eux de revoir leur copie. En attendant que le temps long de Lascaux recycle tout ce qui a été produit d'inutile.

 

 

capc Bordeaux, 1% artistique Nouvelle Aquitaine

>> 18-08-2018 / Les temps changent, à Bordeaux

Il est mal vu de critiquer la politique culturelle bordelaise, surtout quand on est parisien. En témoigne ce billet du journal Sud Ouest, paru le 27 mai, qui dénonce « la plume très condescendante de la Parisienne qui regarde la province » en parlant de la rédactrice d’ArtPress, Catherine Millet.

Dans « Les temps changent », l’édito du numéro de juin, elle a osé écrire que le "Léviathan de l’horreur culturelle", s’apprêtait à dévorer "l’un des plus beaux lieux voués à l’art", le Capc Musée d’art contemporain.

Le bordelais d’aujourd’hui aura du mal à croire que le musée mérite ces excès. D’autant qu’après avoir érigé Bordeaux au rang de Capitale mondiale de l'art contemporain, il a depuis longtemps perdu de sa superbe. Ses façades ont noirci, sa bibliothèque ne s'ouvre plus que sur rendez-vous, son restaurant a fait faillite (1), ses multiples nominations démissions de directeurs et directrices ont brouillé sa lisibilité, l'affaire « Présumés innocents » à fortement entachés l'image de la ville (2) et les efforts surhumains faits pour faire des acquisitions et monter des expositions sans moyens ne suffisent plus à donner le change.

Il fait pâle figure, d'autant plus pâle que Bordeaux a changé, qu'elle est devenue la ville préférée des français, des parisiens, des cadres, des investisseurs, des fast-foods, des cyclistes... et des touristes du monde entier.

La ville de Bordeaux s'en émeut aujourd'hui et envisage de le redéfinir. Il est normal de s'inquiéter. Car les choix qui seront faits peuvent autant signer son abandon assumé que sa relance.

Le terrain est minée. Dans une ville qui a commencé sa rénovation en coupant dans les budgets culturels. Le licenciement du chef d'orchestre Alain Lombard en 1995, à l'issue d'un audit dénonçant ses dépassements budgétaires, en avait été le symbole. Il inaugurait une longue cure d'austérité qui faisait passer la dépense culturelle de 2 757 francs (420 euros !!!) par habitant dans les années quatre-vingt-dix, à 333 euros par habitant aujourd’hui (Ministère de la Culture). Avec le résultat que l'on sait : un Capc dont l'indigence de moyens est de notoriété publique, des musées de Bordeaux pas mieux lotis, un secteur du théâtre et du spectacle vivant pour lesquels ont reconnaît que « le bilan est catastrophique. Bordeaux est carrément en bas de tous les tableaux » (Rue89).

Le constat ne serait pas si accablant si les moyens avaient manqué. Mais ce n'était pas le cas. Les milliards d'euros investis dans le renouveau urbain de Bordeaux (grâce au solide matelas financier de la Communauté urbaine de Bordeaux) en témoignent. Ils ont permis aux urbanistes, aux architectes et aux ingénieurs de s'en donner à cœur joie, pour construire le plus beau et le plus coûteux de tous les tramway (alimentation par le sol, design, voie le long de la Garonne, espaces publics...), les plus beaux ponts (ponts Bacalan-Bastide et Rem Koolhaas), les plus beaux et plus grands nouveaux quartiers (Euratlantique, Bassins à Flot, Brazza...), les plus beaux équipements (Cité du Vin, Grand Stade, Grande salle Arena...), les plus beaux jardins (quais de Garonne, Parc aux angéliques...), la plus belle Gare TGV...

Dans cette folle frénésie de grands travaux, on se demande encore pourquoi le Capc n'a pas bénéficié d'un coup de peinture, ou d'un minimum d'attention. Comment, dans sa volonté d'être européenne, Bordeaux a pu à ce point négliger ses équipements culturels et ne pas se positionner en matière de création contemporaine ? Ce n'est pourtant pas faute d'avoir lorgné vers Bilbao, Berlin, Los Angeles, Lyon, Nantes, Lille ou Toulouse... Comment, comme l'écrit Artpress, a-t-elle pu se satisfaire d'un discours culturel relavant du « charabia démagogique », alors qu'elle produisait une rénovation urbaine quasiment exemplaire ?

Le « Léviathan de l'horreur culturelle » ne devrait pourtant pas dévorer le Capc. Il semble que la ville de Bordeaux a conscience que la rénovation urbaine en serait inachevée. Quelques signes en attestent, comme la nomination de Mark Minkowski à l'Opéra de Bordeaux : « Il y a vingt ans, quand il a pris la tête de la ville, Alain Juppé a mis fin au mandat d'un artiste, Alain Lombard. Il a aujourd'hui confié les clés de cette institution à un autre artiste, l'image est forte! » (3).

On ne sait si la décision a été prise suite à l'intervention du ministère de la Culture qui priait en 1993 l'Opéra de prendre des risques avant que de remplir ses caisses (Sud Ouest), ou pour redorer son image suite à sa condamnation par la justice en 2017 pour détournement de fonds (Profession Spectacle). Toujours est-il qu'effectivement, l'image est forte. Au minimum, la ville a pris conscience que les artistes ne sont pas moins recommandables que les comptables.

On espère maintenant que le chef d'orchestre sera entendu, pour que les « moyens immenses consacrés au développement de cette ville soient aussi orientés vers la culture » (3) et faire que le Capc devienne le prochain grand chantier bordelais.

 

(1) Avant d'être repris en fin d'année 2017 par le chef étoilé Denis Franc

(2) En 2000, sous la pression d'associations familiales catholiques, la Mairie de Bordeaux s'était désolidarisée de l'exposition « Présumés innocents ou la conscience de l'art » organisé par le Capc. S'en sont suivis onze ans d'un long feuilleton judiciaire qui a opposé une association de protection de l'enfance au directeur des Musées Bordeaux, et s'est finalement soldé par un non-lieu prononcé en 2011

(3) Entretien avec Mark Minkowski, journal Le Point, 23 novembre 2017

 

 

Brillet Lelièvre, Limoges, céramique, un pour cent (Bordeaux)

Limoges imprime son identité dans l’espace urbain

En 2016, la ville de Limoges a eu recours à la commande artistique pour créer un jalonnement céramique dans son centre-ville. L’objectif était clair et ambitieux : créer du lien entre les quartiers et leurs habitants, en offrant des espaces publics agréables et propices à l’échange, tout en valorisant les savoirs-faire de la ville dans les arts du feu.

C’est un très beau projet qui a été retenu, du designer Florian Brillet et du plasticien Nicolas Lelièvre. Il est inspiré du Kintsugi japonais - littéralement "jointure en or" - qui utilise l’or comme matériaux pour réparer la porcelaine cassée.

Par glissement de sens et d’échelle Florian Brillet et Nicolas Lelièvre ont proposé d’utiliser la porcelaine pour engager une série de "réparations" dans l’espace urbain : reconstituer deux vasques disparues du jardin d’Orsay, refaire une balustrade place Fournier, remplacer deux vases au Musée des Beaux-arts, réparer le dallage à l’angle des rues Turgot et Dubouché, dupliquer deux chasse-roue rue de la Boucherie, réoccuper des niches de façade, reconstituer une corniche… Réalisées avec le concours de la manufacture de porcelaine Pierre Arquié, ces réparations seront recouvertes de "bleu de four", l’un des plus anciens, des plus robustes et prestigieux traitement de la porcelaine.

Avec ce projet, Limoges, capitale des arts du feu, ville créative de l’Unesco, démontre une nouvelle fois que la procédure de commande artistique est un véritable outil de politique publique, qui peut répondre à des objectifs d’aménagement de l’espace public, de valorisation du patrimoine, de soutien à la création contemporaine, aux savoirs-faire et à l’économie locale. Livraison prévue en 2019 !

 

 

design, un pour cent, Bordeaux

Design

Méconnaissance, contraintes d'aménagement, spécificité du recours à un mobilier technique, arguments économiques, contraintes normatives : les prétextes sont nombreux pour justifier le no-design en usage dans les collectivités lorsqu'il s'agit de meubler les administrations, les écoles, les hôpitaux. Les achats se font la plupart du temps dans le cadre de passations de marchés qui par habitude et facilité, conduisent à puiser dans des catalogues et à acheter par paquet des meubles de qualité médiocre. Les choses évoluent néanmoins. Les collectivités recommencent à penser aux Prouvé et Perriand d'aujourd'hui pour meubler leurs équipements et quelques-fois, pour soutenir les savoirs-faire et les entreprises de leurs territoires (réf. : « Design : le grand absent du collectif », Le Journal des Arts, n°326, mai-juin 2010).

 

 

Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, un pour cent, Bordeaux

Lacaton Vassal

« Nous sommes posés la question d'un projet d'aménagement à des fins d'embellissement. A quoi renvoie la notion d'"embellissement" ? S'agit-il de remplacer un matériau de sol par un autre, un banc en bois par un banc en pierre, au design plus actuel, ou un lampadaire par un autre plus à la mode ? Rien n’impose des changements trop importants. Ici, l'embellissement n'a pas lieu d'être. La qualité, le charme, la vie existent. La place est déjà belle. Comme projet, nous avons proposé de ne rien faire d'autre que des travaux d'entretien, simples et immédiats : refaire la grave du sol, nettoyer plus souvent, traiter les tilleuls, modifier légèrement la circulation… de façon à améliorer l'usage de la place et à satisfaire les habitants », Anne Lacaton & Jean-Philippe Vassal, Place Léon Aucoc, Bordeaux, 1996.

 

 

Elisabeth Ballet, un pour cent, Bordeaux

Elisabeth Ballet

« J’ai visité le site du Pot d’Etain à Pont-Audemer avant les travaux de réaménagement de la place. Beaucoup de voitures ne faisaient que passer sur la nationale, certaines venaient de la ville et se dispersaient vers les vallées et plateaux environnants ; d’autres cherchaient à se garer auprès des commerces. La ville s’était étendue de part et d’autre de la nationale comme si elle ne participait pas à ce flux de véhicules, le flux, lui-même, semblait ignorer la ville.

Je trouvais la situation générale et la circulation très chaotique : le réaménagement du carrefour a modifié ces échanges.Je recherchais une solution d’ensemble : poser une sculpture au milieu aurait ajouté à la confusion et créé un obstacle de plus.

C’est en examinant le plan de réaménagement du site que j’ai remarqué la présence d’un programme de modification des espaces piétons et automobiles qui a stimulé mon imagination et la pensée d’un travail au sol pour raccorder les éléments entre eux. J’avais pensé d’abord à une sorte de tissage », Elisabeth Ballet, Cha-Cha-Cha, Carrefour du pot d’Étain, Pont-Audemer, 2000.

 

 

Faïence Vieillard, un pour cent, Bordeaux

Faïencerie Vieillard

« Le service Chambre de commerce fut commandé à la faïencerie Vieillard afin d'encourager cette industrie bordelaise et de lui permettre de "faire figure" à l'Exposition organisée par la Société Philomatique en 1882. Le service prévu était de 120 couverts ; son prix de 10.000 francs payables en deux annuités : 5.000 en 1882, 5.000 en 1883.

Il fut livré 31 douzaines de grandes assiettes, 12 douzaines d'assiettes à potage, 18 douzaines d'assiettes à dessert, 4 saucières, 5 sucriers, 4 plats ronds, 8 plats ovales, 3 soupières, 2 plats à poisson, 4 légumiers, 22 salières, 2 grandes coupes, 4 candélabres, 1 grande corbeille du milieu, 20 assiettes à pied à fruits, 3 saladiers, 4 compotiers, 12 raviers, 7 compotiers hauts Henri II, 2 compotiers hauts Henri II.

On le voit ce service ne fut pas commandé par la Chambre simplement dans un but somptuaire, mais plutôt dans un but de propagande afin d'encourager une industrie bordelaise. » Extrait de Quelques notes sur la Faïencerie David Johnston-Vieillard, par Ed.-G Faure, président de la Chambre de commerce de Bordeaux (Bulletin de la Société archéologique de Bordeaux, 1930).